vendredi 23 octobre 2009

« Je suis noire mais je suis belle »

Toutes les statues, toutes les images de la Sainte Vierge même les plus belles, laissent à l'âme le désir d'une Beauté bien autre. Même devant les Vierges florentines ou les exquises vierges françaises, l'âme insatisfaite pressent qu'un jour Marie la rassasiera, seule. Et pour quelques âmes choisies (Sainte Bernadette, le Curé d'Ars, Saint Ignace par exemple) ce jour est dès ici-bas. Dès lors c'est à travers le dessin ou la figure de rhétorique symboliques que l'on retrouve le mieux la Sainte Vierge. Les litanies en ce sens valent pour l'âme beaucoup mieux que les trésors artistiques à l'écrin de nos cathédrales mariales.

Et les Ave extérieurement si monotones, où nos lèvres répètent inlassablement la Salutation de l'Ange s'éclairent pour chaque âme à chaque instant de quelque rayon de la beauté de Marie. Cette beauté n'a rien de commun avec la Seule beauté sensible : le texte que l'église applique à Marie, tiré du Cantique des Cantiques nous en avertit "Je suis noire, mais je suis belle". Et toutes les Vierges noires répliquent ce verset au cœur de nos cathédrales de pierres blanches ou roses, blondes ou ocrées. Cette Beauté, Bernadette nous en dira l'intime secret: l'Immaculée Conception. Parce que Marie fut par Grâce exempte du péché originel, parce qu'Elle sut virilement éviter tout péché personnel, Elle est la Beauté, transparence de la créature à la splendeur de la volonté du Créateur. Beauté sans raideur, sans mièvrerie, sans profusion, sans misère. Créature, par Grâce revenue au plan créateur des premiers Jours de Paradis terrestre, Elle est toute harmonie, toute mesure. L'Amour la fit à Sa Gloire. Et la force qui la mène est l'Amour.

Il est bon de relire ce Cantique des Cantiques. Chant d'Amour divin qui se voile sous les mots de l'amour humain. Si l'on en pressent l'intense flamme, l'âme n'osera pas le chanter comme sa propre histoire. La Sainte Vierge seule pouvait donner à cette Flamme un aliment digne de l'Amour, une âme sans scorie, que le Feu consume totalement, parce qu'elle est toute donnée et pure.

Attendre si totalement l'Amour. L'accueillir si pleinement. Le porter en son âme, en sa chair, silencieusement. L'enfanter au monde et l'adorer et Le servir et vivre de Lui et ne plus vivre que Lui, jusqu'à la Compassion, jusqu'à la dormition et l'Assomption. Ce ne sont pas des "actes" différents comme sont nos actes à nous, de la personne, de l'être, de celui qui les fait. Ce sont des "mystères" de Notre-Dame, c'est-à-dire des rayonnements de son être, des manifestations de cette intime beauté de "la fille du Roi". Mais brûlée d'un tel feu intérieur, exposée à toutes les intempéries de la terre, comment s'étonner que l'épouse soit noire. Ils m'ont mise à garder la vigne de mes frères...", Marie gardienne de nos âmes, gardienne de l'Eglise, comme une Mère peut être gardienne, gardienne de nos tabernacles aussi dans l'ombre ou la lumière de nos vieilles cathédrales. "Noire et belle".

mercredi 7 octobre 2009

Les derniers moments de la vie de Gabrielle-Marie MOSNIER



Le 2 avril 1984, pendant les congés de Pâques, nous étions, Geneviève Bardou et moi-même, chez Gabrielle-Marie à Alès. Elle était très fatiguée, et cependant elle voulait que nous allions à Monaco, pour me faire visiter les aquariums. Je ne pouvais accepter cette sortie, vus son état de santé et les kilomètres à parcourir, d’autant plus qu’'à Nancy où j'enseignais, il y avait de très beaux aquariums. Mais Gabrielle-Marie insiste: « Sortons, allons à Villefranche-sur-Mer ; je voudrais voir sa baie avant de mourir… ». Geneviève lui fait comprendre que Monaco ou Villefranche, c'est environ le même nombre de kilomètres et que pour y aller il faudrait prendre route nationale et autoroute, vu que nous partirions après le repas de midi. Qu’importe ! Elle qui aimait tant les « chemins des écoliers » nous fait prendre les voies rapides... ce qui représentait tout de même environ 380 kilomètres !
Au-dessus de Villefranche, sur les hauteurs, elle contemple la baie et nous raconte un événement de sa vie de jeune fille. Elle avait 18 ans. Au bras du commandant de bord d'un navire russe qui stationnait dans la rade, elle passait en revue les matelots. Elle précise : « je portais une robe bleu marine à pois blancs, et nœud Lavallière ».
Gabrielle-Marie ayant vu la baie de Villefranche... nous rentrons à Alès très tard dans la nuit. Je conduis la Deux Chevaux de Geneviève. Crispée, la peur au ventre, car le Mistral souffle « à décorner les bœufs », j'ai peur d’un accident : voiture dans un platane, ou platane sur la voiture. Cependant derrière moi, j’entends rire Gabrielle-Marie. En me tirant doucement par les cheveux, elle nous dit simplement : « Ce n'est pas pour aujourd'hui. »!
Le lendemain matin 3 avril, elle nous prie d'aller nous promener sans elle, car elle ne se sent pas bien. Mais après le repas de midi, elle se décide à nous accompagner : « Nous emmènerons Cyrille (1), dit-elle, il sera heureux de venir avec nous. » Elle aimerait « revoir la Prairie (2), où les camélias blancs sont en fleurs. » Là-bas près d'une maison abandonnée nous trouvons d'énormes haies de camélias couvertes de fleurs blanches. Gabrielle-Marie, silencieuse, très pâle, restée dans la voiture, reçoit dans ses mains ouvertes une magnifique gerbe de camélias blancs. « Allons maintenant sur les hauteurs d'Alès », nous dit-elle. Là haut, adossée contre un mur de pierres sèches où commencent à s'ouvrir les premières roses rouges, elle se réchauffe au « cagnard ». Reprenant son souffle, elle nous montre Alès traversée par le Gardon, ruban noirâtre gardant dans son lit les poussières de charbon, les crassiers...des mines de charbon.
Puis, quittant cette vue panoramique qui s’offre à nos yeux sous un magnifique ciel printanier, nous allons de l'autre côté de la voie ferrée à Chantilly. « Allons sur la terre de mes aïeux » nous dit-elle. C'est ainsi qu'elle appelait le grand jardin qu'elle avait reçu en héritage de ses ancêtres protestants. C'est dans ce jardin clos, sous les oliviers et la vigne, qu'elle avait l'habitude de nous parler de « la Prière par le monde ». Là, tout est signe, tout parle de Dieu, des sacrements, de l'Eglise voulue par Jésus Christ...
Lorsque nous arrivons devant la porte du jardin, elle quitte la voiture et dit : « Je ne sais pas si je vais pouvoir monter jusqu'au cabanon ». Rassemblant ses dernières forces elle réussit à atteindre son but et s'assoit sur la pierre sous le cadran solaire qui n'indique plus d'heure : il avait perdu son aiguille. Elle échange quelques mots avec le jardinier qui s'occupe de semis. Puis elle dit: « C'est l'heure ». Blême, elle se lève et se dirige vers la sortie, où est garée la Deux Chevaux. Elle s'installe derrière, à côté de Cyrille. Geneviève est au volant et moi à sa droite. Nous n'avons pas le temps de démarrer quand trois petits râles se font entendre et Cyrille de nous dire « Je crois que Mosnier est un peu malade ». C'est lui qui reçoit Gabrielle-Marie mourante sur ses épaules. Je prends aussitôt sa place pour retenir Gabrielle-Marie qui s'affaisse. Cyrille qui est passé devant, guide Geneviève vers l’hôpital. Lorsque nous arrivons aux urgences, les médecins viennent la voir au fond de la voiture, et constatant qu’ elle est déjà morte, nous disent que nous pouvons l'emmener à la maison. Mais nous n’étions pas chez nous et chez elle, elle était seule. Enfin ils finissent par l’admettre à l’hôpital, et la dirigent directement vers la morgue.
Au début de mon séjour, peu avant l'arrivée de Geneviève, elle m'avait dit que si elle mourait, elle voulait qu'on lui mette la robe blanche, celle qu'elle mettait pour aller au Puy-en-Velay les 15 août pour la fête de l'Assomption. « Tu demandes à Françoise (3), elle sait où la trouver. »
Quand ces événements se déroulaient sous nos yeux nous étions comme aveugles et cependant, dans la Prière, depuis quelques années, j'avais bien demandé d'être auprès d'elle le jour de sa mort ! J'y étais et ne comprenais pas ce qui se déroulait à mes côtés. Son agonie, elle la vivait seule, silencieuse, unie à la Passion du Christ, Passion que célébrait l'Eglise en ce Temps liturgique de Carême 1984.
Aujourd’hui lorsqu’à la lumière de l’Esprit-Saint je relis ces derniers jours de sa vie, je ne peux m’empêcher d’établir un lien entre l’Histoire récente de notre fin de XXe siècle et notre escapade quelque peu aventureuse à Villefranche : toujours unie, à travers la Prière par le monde, à la Prière de l'Eglise, sans doute Gabrielle-Marie, portait-elle dans dernier combat, la lutte sans merci de Jean-Paul II contre l'idéologie communiste : pourquoi voulait-elle revoir Villefranche-sur-Mer en 1984 et nous parler d'un événement qui s'est passé en 1925 quand elle avait 18 ans ?
Sa profession, mais surtout son baptême en 1929 lui ont fait découvrir et vivre les souffrances de l'Eglise face à l'oppression de peuples pris en otage par des régimes totalitaires athées. Offrait-elle sa vie, sa mort si proche en ce mois d'avril 1984 pour que les peuples opprimés soient libérés du « Mal » ? En 1925 les Russes étaient dans la rade de Villefranche-sur-Mer (4) ! Le 3 avril 1984 Gabrielle-Marie meurt après avoir jeté un dernier regard sur la rade … En 1989 le mur de Berlin tombait ! … Union à Dieu, à l'Eglise, au monde, c’est ce qu’a vécu Gabrielle Marie jusqu’au dernier instant de sa vie de baptisée confirmée ! Elle vivait la Prière par le monde, et ainsi se réalisait en elle ainsi ce que disait Saint-Paul de lui-même : « Ce n’est plus moi qui vit, mais le Christ qui vit en moi. »

Marie-Thérèse Karlen, Paray-le-Monial le 20 août 2009


1. Petit voisin de 8 ans qu’elle gardait souvent lorsque ses parents étaient au travail
2. Terres près du Gardon
3. La maman de Cyrille
4. Cf. la politique russe à cette époque